Pour résoudre un conflit transfrontalier, notamment dans le domaine de la propriété intellectuelle, les entreprises cherchent davantage à les résoudre elles-mêmes, avant de saisir les tribunaux étatiques ou arbitraux, en raison de la particularité de la matière, par essence empreinte d’un « affect » qui n’existe pas forcément dans d’autres domaines du droit et de la réputation liée à une éventuelle condamnation judiciaire.
A. La négociation – le principal moyen de résolution de conflits
La négociation constitue aujourd’hui le principal moyen de résolution des litiges commerciaux.
Une première raison tient au gain de temps et à l’économie financière réalisés par rapport au recours systématique aux tribunaux nationaux, étrangers ou arbitraux, avec leurs aléas, leur complexité, leurs délais souvent conséquents pour aboutir à une décision définitive, ainsi que les coûts y afférents, externes et internes à l’entreprise.
Une deuxième raison tient au changement culturel auquel nous assistons actuellement, lié à l’accélération des innovations, à l’utilisation d’Internet et à l’augmentation exponentielle des échanges commerciaux transfrontaliers. Il en résulte la diminution de l’influence des structures hiérarchiques traditionnelles de la société1. Ainsi est mis en cause le rôle pacificateur de l’État2, en tant qu’organe de décision reconnu à régler les conflits sur le mode autoritaire. La société verticale caractérisée par un « ordre imposé » évolue vers une société horizontale marquée par un « ordre négocié »3. Cette évolution est aussi appelée « révolution de la négociation » (« negotiation revolution »)4.
Une troisième raison enfin semble inhérente à la propriété intellectuelle elle-même où la réputation est primordiale et où les acteurs économiques sont généralement « condamnés » à évoluer sur un même marché concurrentiel. Ces derniers sont donc plus enclins que dans d’autres domaines du commerce international à chercher un « compromis transactionnel » négocié.
Cependant, rares sont les entreprises qui consultent des avocats afin de bâtir une véritable stratégie de négociation et rares sont les avocats qui proposent des compétences en matière de négociation.
D’après un auteur, on constaterait dans la pratique même une tendance des entreprises à ne pas retenir les services d’un avocat pour négocier puisqu’elles le suspecteraient d’être intéressé par les honoraires qui seraient plus conséquents en cas d’échec des négociations ouvrant la voie à une instance judiciaire5.
Or, l’avocat est tenu de défendre les intérêts de son client. En cas d’introduction d’une procédure judiciaire, il est aujourd’hui tenu, en vertu de l’article 56 du Code de procédure civile, à informer le tribunal dans l’assignation sur les diligences entreprises en vue de parvenir à une résolution amiable du litige. Même s’il s’agit d’une information qui s’apparente à une clause de style, le législateur encourage les parties à transiger, y voyant certainement aussi un moyen de désengorger les tribunaux.
Les avocats sont les conseils naturels des entreprises et préparés à cette tâche par leur formation professionnelle et leur déontologie. Cependant, peu d’acteurs économiques se sont aujourd’hui formés aux principes de la négociation et/ou à la médiation et les ont mis au coeur de leur pratique professionnelle. De l’avis de l’auteur, les avocats seraient avisés de s’intéresser à cette matière et à continuer à se former afin de pouvoir proposer à leurs clients des compétences en négociation, complémentaires à leur traditionnelle activité judiciaire et de conseil, pour rester leur conseil privilégié dans la résolution de conflits et de litiges6.
B. Les atouts des principes du concept de Harvard pour la négociation raisonnée et des enseignements psychologiques de la recherche en négociation
Lorsque les entreprises recourent à la négociation, avec ou sans avocat, la question se pose alors de savoir comment négocier.
Traditionnellement, la négociation se distingue peu d’un débat devant une juridiction : en négociation classique, chaque partie avance sa position en droit sur laquelle elle se fonderait dans une procédure judiciaire et formule sa revendication, sa demande.
Afin de « convaincre » l’autre partie du « bienfondé » de son argumentation, une entreprise négociatrice n’hésite pas à faire pression sur l’autre partie, en s’appuyant sur ce qui peut en réalité s’avérer un « faux pouvoir », tel que sa puissance financière, sa position concurrentielle sur le marché. Les parties peuvent également se servir de ruses psychologiques pour imposer leur position7.
Ce type de marchandage est souvent contreproductif puisqu’il peut provoquer un durcissement du conflit, voire un blocage, en raison des positions incompatibles. Il peut mener à une nouvelle escalade dans les relations personnelles entre les interlocuteurs des parties. Ce type de négociation aboutit tout au plus, si une solution peut être trouvée, à un accord du type d’un « compromis transactionnel » dont la principale caractéristique est précisément que chaque partie cède sur sa position, conformément aux conditions posées par le Code civil et la jurisprudence relatives à la validité d’une transaction.
Or, les recherches en négociation ont montré que de tels compromis obtenus sous la pression, par ruse ou suivant l’adage de « couper la poire en deux », sont souvent « suboptimals » (loin d’être optimaux) et qu’il aurait été possible d’améliorer sensiblement la solution retenue par une approche de négociation différente, et ceci dans l’intérêt même des deux parties.
Alors que la négociation de positions est régulièrement peu efficace en termes économiques, l’approche par le concept de la négociation raisonnée vise à maximiser la satisfaction des intérêts des deux parties et permet non seulement de régler le litige mais au-delà, de créer des valeurs.
Les recherches menées dans les années 1970 à l’Université de Harvard ont permis d’élaborer les fondamentaux scientifiques de la négociation raisonnée. L’ouvrage de Roger Fisher et William Ury « Getting to Yes, negotiating agreement without giving in » publié en 1981 apporte une avancée considérable dans le domaine. Depuis, les recherches se sont poursuivies et ont été enrichies notamment des enseignements de la psychologie sur le comportement humain dans le conflit.
Cette publication remonte à 35 ans et l’ouvrage a atteint une grande célébrité. Toutefois, ses enseignements ne sont que peu entrés dans les outils de négociation des chefs d’entreprise et des avocats. En effet, la plupart d’entre eux sont convaincus qu’ils ont négocié toute leur vie et qu’ils n’ont rien à apprendre bien qu’une négociation purement distributive, sans création de valeurs, n’exploite pas pleinement le potentiel qu’offre une négociation raisonnée.
L’enseignement essentiel issu de ce concept de Harvard comprend quatre principes de négociation qui se traduisent par des techniques de communication en négociation :
1. Séparer la personne du problème,
2. Séparer les positions et les intérêts,
3. Développer le plus grand nombre possible d’options de solution non évaluées,
4. Décider sur la base de critères objectifs.
Ainsi, en négociation raisonnée, il convient de tenter de faire recouper les intérêts des parties tout en s’appuyant sur le « vrai pouvoir » que constitue le calcul de la « position de repli » de chaque partie en cas de non-accord, la BATNA (« Best Alternative to Negotiated Agreement »), aussi appelée MESORE (« Meilleure Solution de Rechange »)8.
Dans le cas de négociations difficiles, notamment celles chargées d’émotions et/ou nécessitant un questionnement des positions de repli des parties en cas de non-accord, un avocat formé à la négociation raisonnée pourrait être tenté d’endosser à certains moments le rôle d’un tiers « neutre » et empathique, comme un médiateur, pour faire avancer la négociation, mais ce double
rôle, à la fois de négociateur « dur » et de « médiateur » neutre et empathique, serait éprouvant et non sans danger pour l’avocat face à son client qui ne comprendrait pas cette dualité.
Dans de tels cas, l’intervention d’un tiers neutre, indépendant et impartial, tel qu’un médiateur, pour négocier en sa présence, permet aux parties et aux avocats de se concentrer pleinement sur le fond du litige à négocier, sans devoir se soucier, comme c’est le cas lors dans une négociation directe, du déroulé du processus. Les principes de la négociation raisonnée forment aujourd’hui9 dans le monde occidental la base de toute médiation commerciale10. Malheureusement, souvent les entreprises hésitent à partager des informations confidentielles avec un médiateur qui leur est inconnu et dont l’intervention comporte un coût.
C. La négociation raisonnée en propriété intellectuelle
Le terme de propriété intellectuelle désigne les catégories de droits exclusifs, des monopoles, qui sont accordés pour l’exploitation des créations intellectuelles, recouvrant d’une part la propriété littéraire et artistique et d’autre part la propriété industrielle. Au coeur de quasiment toutes ces matières se trouvent des créations intellectuelles, leur exploitation commerciale et des créateurs.
Ainsi n’est susceptible de protection par le droit d’auteur qu’une création pouvant être considérée comme originale lorsqu’elle est empreinte de la personnalité de son auteur. La personnalité du créateur étant au coeur de toute création, peu importe si elle est de nature artistique ou technique comme en matière de brevets d’invention, un litige la concernant est par conséquent nécessairement empreint de la personnalité de son créateur. L’intuitu personae est particulièrement présent dans des litiges en propriété intellectuelle et en toute négociation dans ce domaine.
Les principes de la négociation raisonnée permettent généralement aux parties d’exprimer leurs reproches à l’égard de l’autre partie, de faire part de leurs souffrances et de formuler leurs revendications, sans nouvelle escalade du conflit et sans blocage des négociations. La psychologie enseigne que l’écoute empathique, la compréhension manifestée par l’autre partie, la reconnaissance réciproque et l’expérience de « l’accord sur le désaccord » apaisent instantanément et contribuent à un changement de perspective de chaque partie ouvrant la voie à la recherche de solutions pour répondre au mieux à leurs intérêts respectifs11.
Le principe de la négociation raisonnée de « séparer les personnes du problème » et la faculté de savoir accueillir et traiter les émotions des parties en opposition, paraissent dans ce domaine de la création primordiales pour ouvrir la voie vers un règlement amiable du différend. Cela peut nécessiter beaucoup de temps et peut s’avérer difficile pour des entreprises qui négocient sans un tiers neutre, assistées de leurs avocats, mais cela sera d’une grande utilité pour la suite de la négociation si les parties peuvent être amenées à changer de perspective et à se témoigner une certaine reconnaissance. Notamment dans des rapports transfrontaliers, accueillir et traiter les émotions de l’autre partie peut être particulièrement difficile en négociation en raison des aspects interculturels dont il convient également de tenir compte12.
En ce qui concerne le deuxième principe du concept de Harvard, de séparer les positions et les intérêts, il convient de souligner que cette approche est difficile pour les entreprises dans les différends relevant de la propriété intellectuelle. En effet, les droits de propriété intellectuelle leur confèrent par nature des monopoles ou droits exclusifs et invitent ainsi à formuler une revendication fondée sur des positions juridiques. Toutefois, lorsque l’accent est mis sur les intérêts des acteurs économiques du monde de la création qui évoluent sur un même marché et qui peuvent être concurrents, ils découvrent souvent le besoin de trouver une solution négociée à leur conflit, même en cas de contrefaçon.
Ensuite, au sujet du troisième principe du concept de Harvard, la matière de la propriété intellectuelle se prête particulièrement à la créativité et au développement de nombreuses possibilités d’options qui pourraient permettre de terminer amiablement un litige, avant de décider enfin sur la base de critères objectifs de la solution qui répond au mieux aux intérêts exprimés par les parties en litige. En effet, la pratique montre que les parties imaginent des solutions que la justice ne pourrait pas accorder en la matière. Ainsi, par exemple, dans différents cas d’espèce il a pu être négocié (i) la prise en charge par une partie des frais de défense du brevet d’invention de l’autre partie, (ii) la concession d’une licence pour un produit argué de contrefaçon, (iii) l’acceptation de la résiliation d’un contrat de licence tout en continuant à assurer la production des produits pour le nouveau licencié, (iv) la cession d’une marque arguée de contrefaçon à l’autre partie ou la création d’une joint-venture pour l’exploiter, (v) l’organisation de la coexistence de marques, de se concerter sur les contenus et la présentation de publicité pour des produits concurrents estimés déceptifs pour le public, (vi) la concertation sur le sort de produits jugés contrefaisants en introduisant une certaine différenciation vis-à-vis de ceux de l’autre partie, (vii) l’organisation de l’exploitation par un éditeur d’un catalogue de musiques, etc.
Les entreprises évalueront avec leur avocat l’opportunité d’une négociation ou d’une médiation pour résoudre leur litige, avant de recourir aux tribunaux en cas d’échec de la négociation13.
D. Conclusion
En cas de litige, plus particulièrement dans le domaine de la propriété intellectuelle transfrontalière, les intérêts des parties sont souvent conciliables en vue d’une solution négociée amiablement laquelle est créatrice de valeurs, alors que leurs positions juridiques sont par définition inconciliables et ne peuvent tout au plus donner lieu qu’à un compromis transactionnel lorsque chaque partie aura au moins en partie cédé sur sa position.
Dr. Martin Hauser
1 Robert Fisher, William Ury, Bruce Patton, Getting to Yes, negotiating agreement without giving in : 3e éd., Boston 2012, préf.
2 Jacques Faget, La double vie de la médiation : Droit et Société 29-1995, p. 25-38 (p. 38).
3 Martin Hauser, La médiation commerciale en France et en Allemagne – une comparaison, Francfort sur le Main 2016, p. 36 avec références
4 Robert Fisher, William Ury, Bruce Patton, Getting to Yes, negotiating agreement without giving in : 3e éd., Boston 2012, préf.
5 Andreas Hacke, Ein neues Modell der Wirtschaftsmediation, ZKM octobre 2016, p. 168-173 (170)
6 Nathalie Besombes, Didier Chavernoz, Béatrice Gorchs-Gelzer, Martin Hauser, Sophie Henry, Médiation et entreprise – Nouvelles obligations et perspectives, JCP E 29 septembre 2016, 1505, p. 29 sv. n° 26-30
7 Robert-Vincent Joule, Jean-Robert Beauvois, Petit traité de manipulation à l’usage des honnêtes gens, Grenoble 2014 ; Martin Hauser, La liberté contractuelle et de négociation existe-t-elle ?
8 Thierry Garby, D’accord, Paris 2016, p. 70 s.
9 En France, un ouvrage précurseur est paru dès 1977 : Hubert Touzard, La médiation et la résolution des conflits – étude psychosociologique, Paris, 1977.
10 Pour la France et l’Allemagne, Martin Hauser, La médiation commerciale en France et en Allemagne – une comparaison, Francfort sur le Main 2016, p. 67.
11 Martin Hauser, La médiation commerciale en France et en Allemagne – une comparaison, Francfort sur le Main 2016, p. 83-86
12 Pour les aspects interculturels dans les relations franco-allemandes, Martin Hauser, La médiation commerciale en France et en Allemagne – une comparaison, Francfort sur le Main 2016, p. 54-64
13 Martin Hauser, Qu’est-ce qui peut motiver les parties à choisir la médiation ? 23 juin 2014