Après de très longs débats, un nouveau principe de devoir de vigilance pour les sociétés vis-à-vis de leurs filiales, fournisseurs et sous-traitants a été introduit en droit français, par la « loi relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordre », publiée au Journal Officiel du 28 mars 2017.
L’objectif de cette nouvelle loi est de responsabiliser « les sociétés transnationales afin d’empêcher la survenance de drames en France et à l’étranger et d’obtenir des réparations pour les victimes en cas de dommages portant atteinte aux droits humains et à l’environnement1 ».
Cette volonté de « régulation de la mondialisation », selon les mots du rapporteur Dominique Potier, faisait suite à une série de drames, et en particulier celui du Rana Plaza au Bangladesh.
La proposition de loi avait provoqué des contestations, notamment en raison de la potentielle atteinte à la compétitivité des entreprises françaises, alors qu’un grand nombre d’entre elles adoptent déjà des codes de bonne conduite ou des plans de compliance.
Concrètement, cette loi crée une obligation pour les sociétés concernées de mettre en place de manière effective un « plan de vigilance », dont le non-respect peut entraîner des sanctions. Elle se recoupe donc partiellement avec la « loi Sapin II » du 9 décembre 20162 qui impose également un devoir de préparer un plan (en l’espèce, de compliance).
L’obligation de mise en place du plan est applicable pour l’exercice en cours. Les dispositions relatives à la publication du compte rendu du plan, ainsi que les sanctions en cas d’inexécution du plan, sont applicables à compter du rapport3 portant sur le premier exercice ouvert après la publication de la loi.
CHAMPS D’APPLICATION
Ce dispositif s’applique à toute société4 qui emploie, à la clôture de deux exercices consécutifs :
- au moins cinq mille salariés en son sein et dans ses filiales directes ou indirectes dont le siège social est fixé sur le territoire français,
- ou au moins dix mille salariés en son sein et dans ses filiales directes ou indirectes dont le siège social est fixé sur le territoire français ou à l’étranger5.
Toutefois, même si le texte ne vise directement que les grandes entreprises, les petites et moyennes entreprises en seront également impactées, si elles sont fournisseurs ou sous-traitants de grandes entreprises. Les grandes entreprises vont alors leur imposer les mesures qu’elles retiennent elles-mêmes comme nécessaires.
Par ailleurs, le plan de vigilance va concerner les activités de :
- la société mère ;
- toute société sur laquelle la société-mère exerce un contrôle direct ou indirect6 ;
- les sous-traitants et fournisseurs avec lesquels est entretenue une « relation commerciale établie »7.
CONTENU DU PLAN
Le plan doit comporter les « mesures de vigilance raisonnable propres à identifier les risques et à prévenir les atteintes graves envers les droits humains et les libertés fondamentales, la santé et la sécurité des personnes ainsi que l’environnement dans les différentes entités concernées. »
Il comprend les mesures suivantes, en partie déjà connues par la Loi Sapin II, mais allant au-delà :
- une cartographie des risques destinée à leur identification, leur analyse et leur hiérarchisation ;
- des procédures d’évaluation régulière de la situation des filiales, des sous-traitants ou fournisseurs au regard de la cartographie des risques ;
- des actions adaptées d’atténuation des risques ou de prévention des atteintes graves ;
- un mécanisme d’alerte et de recueil des signalements relatifs à l’existence ou à la réalisation des risques, établi en concertation avec les organisations syndicales représentatives dans ladite société ;
- un dispositif de suivi des mesures mises en œuvre et d’évaluation de leur efficacité.
Le plan de vigilance et le compte rendu de sa mise en œuvre effective sont publiés.
Le plan a vocation à être élaboré en association avec les « parties prenantes » de la société, le cas échéant dans le cadre d’initiatives pluripartites au sein de filières ou à l’échelle territoriale. La loi ne les définit pas, mais il s’agira des syndicats, des associations de défense des différents intérêts, et aussi des ONG. Le renvoi aux « initiatives pluripartites » permettra de se référer aux accords négociés par les filières, qui sont de plus en plus fréquents.
SANCTIONS
Une mise en demeure peut être adressée à une société qui manquerait à son obligation de mise en place et d’établissement d’un plan de vigilance. A défaut de régularisation dans les 3 mois, la juridiction compétente ou le président du tribunal saisi en référé peut, à la demande de toute personne justifiant d’un intérêt à agir, prononcer une injonction, le cas échéant sous astreinte8. La loi ne précise pas l’organisme compétent pour adresser la mise en demeure, contrairement à la Loi Sapin II qui donne à la nouvelle Agence Française Anticorruption le pouvoir d’injonction pour infliger l’établissement d’un plan.
Par ailleurs, toute personne justifiant d’un intérêt à agir peut engager une action en responsabilité devant la juridiction compétente contre la société, qui peut alors se voir obligée de réparer le préjudice que l’exécution de ses obligations aurait permis d’éviter9. Toutefois, il pourra s’avérer difficile d’apporter la preuve de la causalité du manquement de la mise en place du plan en cas d’accident survenu dans un pays tiers.
Il était initialement prévu que le juge puisse infliger une amende civile de 10 millions d’euros, voire 30 millions d’euros si une violation grave des droits fondamentaux était constatée. Mais compte tenu de l’imprécision des termes utilisés par le législateur pour décrire les obligations créées, le Conseil constitutionnel10 a censuré les dispositions instituant une amende.
CONCLUSION :
Cette loi s’inscrit dans la lignée de la Loi Sapin II en imposant aux entreprises d’une certaine taille une obligation de mettre en place un plan de vigilance. S’il convient de saluer ce renforcement du devoir de vigilance dans la chaine de production, on peut s’interroger sur la nécessité d’une telle loi au niveau national. Sa difficile application concrète, le flou des termes utilisés ainsi que le manque de coordination avec la loi Sapin II restent critiquables.
Par ailleurs, bien que ce dispositif ne concerne directement que les entreprises d’une certaine taille, son impact indirect sur les petites et moyennes entreprises, notamment au travers de clauses contractuelles, sera clairement une réalité. Ces dernières n’auront pas les mêmes moyens que les grands groupes, qui ont de surcroît généralement déjà mis en place des procédures similaires.
En même temps, ces procédures peuvent être avantageusement mises à profit par les sociétés, qui communiquent ainsi positivement sur leurs bonnes pratiques. En les renforçant, le devoir de vigilance sera donc un nouveau levier de communication positive pour les entreprises.
Dr. Antje Luke et Robert Dorglandes
1 Proposition de loi AN n°2578, 11 février 2015, relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordre
2 Loi relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique.
3 Rapport annuel « sur l’état de la participation des salariés au capital social » tel que mentionné à l’article L. 225-102 du code de commerce
4 Les formes sociales concernées sont les sociétés anonymes, mais aussi par renvoi les sociétés en commandite par actions et les sociétés par actions simplifiées.
5 Il n’est pas clair dans la rédaction du texte si cette obligation s’applique seulement aux sociétés tête de groupe ayant un siège en France ou aussi celles à l’étranger. La doctrine semble pencher vers la première interprétation
6 Au sens du II de l’article L. 233-16 du code de commerce
7 A priori, il convient de retenir pour cette notion l’abondante jurisprudence relative à la « rupture des relations commerciales établies » sanctionnée par les articles L. 420-2 et L. 442-6, I, 5° du Code de commerce : elle implique une relation durable et relativement intense, excluant ainsi les contractants occasionnels.
8 Code de commerce, article L. 225-102-4, II, créé par la Loi n° 2017-399, 27 mars 2017, art. 1er
9 Code de commerce, article L. 225-102-5, créé par la Loi n° 2017-399, 27 mars 2017, art. 2
10 Décision du 23 mars 2017, n° 2017-750 DC