Anja Droege Gagnier et Léa Marlière expliquent comment sont traitées les nouvelles technologies en France
Nés au début des années 2010, les crypto-actifs ont progressivement pris pied dans l’économie réelle française au travers de services permettant leur achat ou vente contre des monnaies légales, leur conservation, ou encore comme instrument de financement dans le cadre d’Initial Coin Offerings (ICOs). On dénombre aujourd’hui près de 1.600 crypto-monnaies, dont trois d’entre elles, Bitcoin, Ethereum et Ripple dominent les transactions et capitalisations.
Face à l’essor de ces actifs digitaux, les régulateurs et législateurs sont aujourd’hui appelés à mettre en place un cadre réglementaire adapté, dans une démarche coordonnée à l’échelle mondiale. Le droit français s’est d’ailleurs voulu pionnier en la matière, en permettant d’une part l’utilisation des technologies types « Blockchain » s’agissant de la transmission des titres financiers non cotés et des minibons et, d’autre part, en instaurant un cadre juridique aux ICOs et un régime fiscal aux crypto-actifs. De ce constat il ressort que le législateur français n’envisage pas, pour le moment, les questions relatives à la qualification juridique des crypto-monnaies et leur traitement dans le cadre des procédures collectives françaises.
1. Quelle qualification juridique ?
La crypto-monnaie, actif disponible ?
Agissant tel un baromètre des difficultés, la notion de cessation des paiements et sa détection imposent une appréciation isolée et précise de l’actif disponible de la société en difficulté. La notion d’actif disponible d’une société comprend (i) l’ensemble des liquidités et (ii) les valeurs immédiatement réalisables. Or, les crypto-monnaies sont des réserves de valeur pouvant être converties immédiatement en euro suite à leur revente sur des plateformes de trading dédiées, de sorte qu’elles devraient être prises en compte dans l’évaluation de l’actif disponible d’une société en difficulté.
Ces actifs viendront donc « gonfler » l’actif disponible et faire échapper temporairement une société à la cessation des paiements ou, a contrario, l’y conduire brutalement dans l’hypothèse d’une importante fluctuation de valorisation, en conséquence de quoi le représentant légal devra faire preuve d’une vigilance accrue.
La crypto-monnaie, bien meuble incorporel ou monnaie officielle ?
Les créanciers d’une société débitrice pourraient être tentés de déclarer entre les mains du mandataire judiciaire leur créance en crypto-monnaie, laquelle serait alors assimilée à une devise étrangère. Les autorités de régulation européennes s’accordent aujourd’hui à dire que les crypto-monnaies ne sauraient constituer des monnaies officielles ayant cours légal faute de rattachement étatique et de reconnaissance officielle en ce sens, de sorte qu’elles ne sauraient fonder une déclaration de créance.
Ces actifs pourraient donc être assimilés à des biens meubles incorporels, pouvant constituer l’assiette d’une sûreté réelle. La constitution d’une sûreté sur ces biens complexes semble pourtant peu envisageable. A titre d’exemple, la constitution d’un nantissement sans dépossession sur des crypto-monnaies offrirait une très faible garantie au créancier nanti, à supposer que l’on puisse considérer le nantissement valablement constitué. De même, la constitution d’un nantissement avec dépossession nécessiterait le transfert des crypto-monnaies entre les mains du créancier nanti ou d’un tiers convenu, entraînant alors d’importantes difficultés pratiques. Plus généralement, la complexité et la forte volatilité de ces nouveaux actifs constitueraient une réelle source d’incertitudes pour le créancier lors de la réalisation des garanties consenties.
Les crypto-monnaies peuvent-elles alors faire l’objet d’une clause de réserve de propriété, de sorte qu’elles pourraient être revendiquées par un créancier qui s’en estimerait le véritable propriétaire ? Une telle hypothèse ne saurait exister en pratique. La Blockchain permettant la circulation des crypto-monnaies entraîne de facto une transmission de la propriété, n’autorisant pas en principe la stipulation d’une clause de réserve de propriété ni un paiement différé de l’actif digital objet du bloc de transaction. Une société détenant des crypto-monnaies devrait donc nécessairement en avoir la pleine propriété.
2. Quel traitement ?
Avant l’ouverture d’une procédure collective
Deux hypothèses peuvent ici être envisagées : les paiements effectués en crypto-monnaies et la conversion de crypto-monnaies en liquidités au cours de la période suspecte.
Les paiements réalisés en crypto-monnaies intervenus durant la période suspecte pourraient être contestés, puisqu’ils ne constituent pas un « mode de paiement communément admis dans les relations d’affaires ». Une telle remise en cause serait toutefois peu pertinente, puisqu’entre le moment où le paiement est réalisé et le moment où les actifs digitaux sont restitués du fait de la nullité de la transaction, leur valeur peut avoir sensiblement augmenté ou diminué.
La conversion de crypto-monnaies en euro devrait, quant à elle, échapper aux nullités de la période suspecte. Toutefois, un dirigeant qui, conscient des difficultés approchantes, procéderait à la vente rapide et à vil prix de ses crypto-monnaies, pourrait engager sa responsabilité pour insuffisance d’actif dès lors que cette conversion pourrait être assimilée à une faute de gestion ayant contribué à aggraver le passif de la société en difficulté. La preuve de la relation de cause à effet devrait toutefois être difficile à rapporter en pratique.
Au cours d’une procédure collective
Afin de dégager de la trésorerie pour financer la poursuite d’activité de la société en période d’observation, l’administrateur judiciaire pourra procéder à la revente des crypto-monnaies, étant entendu qu’il devra compter sur la coopération du représentant légal de la société débitrice pour lui donner accès aux différents modes de stockage des crypto-monnaies détenues.
A cet égard, quid de la responsabilité de l’administrateur judiciaire qui, dans un souci de célérité, revendrait à vil prix les crypto-monnaies détenues par la société débitrice au détriment des intérêts de la procédure collective ? Ce risque semble écarté dans la mesure où l’administrateur judiciaire devra prendre soin d’obtenir l’autorisation du juge-commissaire préalablement à toute vente.
Dans le cadre d’une cession totale ou partielle, les candidats repreneurs devront proposer un prix au Tribunal prenant en compte, entre autres, la valorisation des actifs digitaux. Or, puisque l’offre de reprise déposée ne peut être modifiée, sauf dans un sens plus favorable, jusqu’à la décision du Tribunal, le candidat repreneur devra supporter le risque d’un krach sur la valeur des cryptomonnaies.
Dans le cadre de cessions isolées des actifs de la société débitrice, la question de la valorisation sera évitée grâce à l’intervention du juge-commissaire, lequel devra autoriser la vente des cryptomonnaies aux enchères publiques ou de gré à gré, aux prix et conditions qu’il déterminera. La valeur des crypto-monnaies pourra donc être débattue lors de la mise aux enchères, ou alors sera fixée en amont par le juge-commissaire.
Force est de constater que le droit français des entreprises en difficulté fait preuve d’une certaine rigidité peu compatible avec la nature hautement volatile des crypto-monnaies. Dans un souci d’anticipation, les praticiens de la faillite devront donc se former à manipuler sans trop de risques ces actifs bien particuliers.