Depuis deux mois, la crise sanitaire et le confinement associés au COVID-19 ont profondément modifié le monde du travail (placement des salariés en télétravail ; arrêt de la production et fermeture des sites ; instauration de règles de sécurité en vue de préserver la santé des salariés et limiter la propagation de l’épidémie, etc).
Si le gouvernement français a annoncé le déconfinement progressif à compter du 11 mai, le maintien de l’état d’urgence sanitaire implique nécessairement pour les entreprises de continuer à s’adapter à cette nouvelle situation afin de concilier la reprise ou la continuité de l’activité avec la santé des salariés.
Or, dans le cadre du déconfinement « progressif », la ligne de crête entre les mesures dérogatoires liées au Covid d’une part, et le droit commun d’autre part, est souvent difficile à appréhender. Voici les principales questions posées par les employeurs en vue de préparer la reprise du 11 mai.
1) Quelle est l’étendue de l’obligation de sécurité qui continue de peser sur l’employeur ?
Conformément à l’article L. 4121-1 du Code du travail, l’employeur prend les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé physique et mentale des travailleurs (mise en place d’une organisation et de moyens matériels adaptés, actions de prévention des risques professionnels, qui passent également par des actions d’information et de formation des salariés).
Si l’employeur doit veiller à l’adaptation de ces mesures pour tenir compte des changements de circonstances, la jurisprudence considère qu’il s’agit d’une obligation de moyens renforcée.
Les arrêts récents rendus pendant la crise du COVID-19 tendent à démontrer que la simple information des salariés est insuffisante : l’employeur doit être proactif de manière à ce que les actions entreprises soient efficaces et respectées dans les faits par ses salariés.
Si le respect de ces obligations par l’employeur, apprécié in concreto par le juge, porte traditionnellement sur des critères aussi variés que la taille de l’établissement, de la nature de son activité, du caractère des risques qui y sont constatés et du type d’emploi des travailleurs, nous sommes tentés d’ajouter deux critères propres à la crise COVID-19 qui sont :
– la zone géographique du lieu de travail, avec la problématique du trajet vers le lieu du travail, notamment via les transports en commun ;
– la vulnérabilité de certains salariés présentant un risque de développer une forme grave d’infection qui devra être appréciée au regard des 11 critères issus du décret n° 2020-521 du 5 mai 2020.
A minima, pour la reprise du travail au 11 mai, les employeurs devront revoir leur organisation de manière à suivre les recommandations du Ministère du travail et du gouvernement sur le respect des mesures barrières dans leurs locaux, les plans de continuation d’activité et bonnes pratiques édictés par les organisations professionnelles du secteur d’activité auquel appartient l’entreprise.
Pour les travailleurs les plus vulnérables, ces derniers devront impérativement rester en télétravail au-delà du 11 mai, ou, si leur poste de travail ne leur permet pas d’exercer leurs fonctions en télétravail, être placés en activité partielle.
Pour les autres, une présence réduite des collaborateurs (organisée par l’alternance entre une présence sur site et un maintien en télétravail ou activité partielle) est recommandée afin de respecter une distanciation sociale suffisante et montrer que l’employeur a concilié les contraintes de fonctionnement de l’entreprise avec le respect de la santé et de la sécurité des travailleurs.
2) Doit-on obligatoirement mettre à jour le document unique d’évaluation des risques (DUER) afin d’y ajouter les risques liés au Covid-19 ?
Le Document Unique d’Evaluation des Risques (DUER) est un document obligatoire dans toutes les entreprises. Son objet est de répertorier l’ensemble des risques auxquels les salariés peuvent être exposés dans le cadre de l’exercice de leurs fonctions.
En vertu de l’article R.4121-1 du Code du travail, l’employeur a l’obligation de mettre à jour ce document pour faire face aux nouveaux risques. Dans le cadre de la crise sanitaire actuelle, le Ministère du travail a rappelé la nécessité d’actualiser le document pour tenir compte des risques spécifiques liés au COVID-19, parmi lesquels :
- la réorganisation du travail dans les locaux (notamment au regard des risques physiques et psychosociaux liées à la transmission de cette maladie)
- au télétravail (isolement des salariés, droit à la déconnexion, temps de travail …).
Une fois les risques identifiés, l’employeur devra également énoncer dans le DUER les mesures prises en vue d’éviter tous risques, ou, à défaut, de les réduire par des actions préventives. Le document actualisé devra ensuite être soumis au CSE et mis à disposition des travailleurs.
A défaut, quelles sont les sanctions pour l’employeur?
L’employeur qui ne met pas à jour le DUER méconnaît son obligation de sécurité et s’expose à des sanctions pénales et civiles, pouvant aller jusqu’à caractériser une faute inexcusable de l’employeur.
Que faire si un salarié refuse d’appliquer les mesures de prévention énoncées dans le document unique?
L’obligation de sécurité de l’employeur est une obligation de moyen renforcée et non de résultat. L’engagement de la responsabilité de l’employeur ne peut ainsi être automatique dès lors que le résultat visé n’est pas atteint.
Une fois que les salariés ont été informé des mesures barrières applicables et que l’employeur a mis à leur disposition tout un arsenal visant à les respecter, le non-respect des règles de sécurité au travail par un seul individu ne doit pas conduire à l’engagement de la responsabilité de l’employeur. Le salarié est également tenu, pour lui-même et pour ses collègues, de participer au dispositif de sécurité mis en place par l’employeur.
En allant plus loin, le non-respect des mesures définies dans le document unique justifierait selon nous l’engagement de mesures disciplinaires sur le fondement de l’article L. 4122-1 du Code du travail, sous réserve d’ajouter le respect des mesures de prévention de la DUER dans le règlement intérieur.
3) Les salariés peuvent-ils exiger de rester en télétravail à compter du 11 mai ?
Au regard des annonces gouvernementales, la pression est mise sur les employeurs afin que ces derniers se sentent « contraints » de laisser les salariés télétravail.
Certes, l’annonce du confinement et le passage au stade 3 de l’épidémie avait imposé le passage en télétravail, dès lors que le poste de travail le permettait. Néanmoins, il y a lieu de douter que cette obligation subsiste à compter du 11 mai, qui reste une « recommandation » gouvernementale qu’il convient de suivre dans la mesure du possible.
Cependant, on ne peut considérer que le maintien en télétravail s’impose à l’employeur, sauf lorsque le salarié fait partie des groupes de « vulnérabilité » au COVID-19. Le télétravail doit alors être préconisé par le médecin du travail, ou à défaut, par un avis médical circonstancié.
Par ailleurs, il convient de motiver tout refus faisant suite à une demande d’un salarié de continuer à télétravailler postérieurement au 11 mai, et notamment lorsque le télétravail est déjà encadré dans l’entreprise via une charte ou un accord collectif (article L. 1222-9 du Code du travail).
La motivation du refus est selon nous également nécessaire en l’absence d’un encadrement du télétravail dans l’entreprise. En effet, en vertu de son obligation de sécurité, l’employeur est tenu de prendre toutes les mesures en vue de sauvegarder la santé et la sécurité de ses salariés.
Par conséquent, l’employeur devra nécessairement motiver son refus en démontrant que le télétravail cause un trouble objectif à l’entreprise (ex : le travail ne peut pas être accompli à distance ou ne l’est pas de manière satisfaisante).
A défaut d’un refus circonstancié, le comportement de l’employeur pourrait être considéré comme fautif par les juges en raison par exemple du manquement aux mesures préventives nécessaires à la reprise de l’activité dans les locaux.
4) Peut-on continuer à imposer la prise de congés payés ou de RTT à mes salariés malgré le déconfinement ?
L’ordonnance n° 2020-290 adoptée le 25 mars 2020 prévoit plusieurs dispositions temporaires visant à offrir davantage de souplesse aux entreprises en leur permettant notamment d’imposer des jours de congés ou de repos aux salariés, et à en modifier les dates, afin de s’adapter à la reprise plus ou moins rapide de l’activité économique.
Ces dérogations, possibles jusqu’au 31 décembre 2020, ne sont donc pas dépendantes du confinement ou de l’état d’urgence sanitaire.
- S’agissant des jours de congés :
Un accord d’entreprise négocié avec les syndicats ou le CSE est nécessaire pour imposer jusqu’à 6 jours de congés payés (5 jours ouvrables). Les modalités de la négociation collective ont également été adaptées de manière à faciliter la conclusion d’un tel accord au sein de l’entreprise pendant l’épidémie.
Pour les plus petites entreprises (moins de 11 salariées), un référendum réunissant au moins 2/3 de la majorité des salariés peut être organisé. Néanmoins, la nécessité de réunir la majorité des 2/3 des salariés constitue un véritable frein pour la mise en place des dérogations relatives aux congés payés.
A défaut d’accord d’entreprise, les mesures relatives aux congés payés peuvent être négociées au sein des branches professionnelles. La procédure d’extension des accords de branche conclus exclusivement en vue de faire face aux conséquences économiques, financières et sociales de l’épidémie de Covid-19 est accélérée afin qu’ils puissent être appliqués à toutes les entreprises qui relèvent de la branche en question.
- S’agissant des jours de repos :
Les jours de congé liés à l’aménagement du temps de travail (JRTT) peuvent également être imposés unilatéralement, jusqu’à 10 jours, si cela est justifié par l’intérêt de l’entreprise au regard des difficultés économiques rencontrées en raison de la crise Covid-19.
Aucun accord d’entreprise n’étant requis, c’est une vraie mesure de flexibilité pour l’employeur, même si tous les salariés ne bénéficient pas de « jours de repos » : sont particulièrement visés les cadres ou les salariés travaillant plus de 35 heures par semaine.
5) En cas de maintien de mon salarié en télétravail, dois-je lui verser l’indemnité d’occupation du domicile ?
La jurisprudence considère traditionnellement que le fait de demander à un salarié de travailler depuis son domicile justifie, au nom de l’immixtion dans sa vie privée, d’indemniser le salarié de la sujétion particulière de son domicile à des fins professionnelles. Il convient d’ajouter que selon le Code du travail, le recours au télétravail repose nécessairement sur un commun accord entre salarié et employeur.
Or, depuis le début de la crise sanitaire liée au COVID-19, en raison des circonstances exceptionnelles, à savoir la menace épidémique le recours au télétravail ne nécessite plus l’accord du salarié, ni celui de l’employeur (article L. 1222-11 du Code du travail).
Aussi, en l’absence de mention contractuelle ou collective imposant le versement d’une telle prime, nous considérons qu’en raison des circonstances exceptionnelles de la mise en place du télétravail pendant la crise du COVID-19, l’indemnité de sujétion aux salariés ayant exceptionnellement travaillé depuis leur domicile pendant la période de crise liée au COVID-19.
La jurisprudence sera sans nul doute amenée à trancher cette question dans les mois à venir.
6) Un salarié me réclame le remboursement des frais qu’il considère avoir engagés du fait de l’activité en télétravail. Dois-je lui rembourser ?
Nous pressentons de nombreux contentieux liés à cette question, et ce d’autant plus qu’aucune règle en la matière n’a pour l’instant été spécifiée par le ministère du travail ou les URSSAF.
Certaines entreprises, prises de cours, n’avaient pas équipé en amont leurs salariés du matériel nécessaire à l’activité en télétravail. Les salariés concernés ont ainsi soit utilisés leurs équipements personnels, ou ont exposés des frais visant à s’équiper (d’où l’explosion des ventes de matériel informatique dès les premières semaines de confinement).
Il est ainsi fort probable que la jurisprudence se prononce dans les prochains mois non seulement sur la légitimité de ces frais pour la poursuite de l’activité, mais également sur le caractère éventuellement excessif de certains achats engagés unilatéralement par les salariés.
Bien que depuis 2017, l’obligation de prise en charge des frais liés au télétravail ne soit plus inscrite dans le Code du travail, la jurisprudence impose à l’employeur de prendre en charge les frais professionnels engagés par le salarié. Une charte ou un accord collectif en vigueur dans l’entreprise peuvent déterminer des conditions de prise en charge spécifiques.
Notre recommandation sur la prise en charge ou non des coûts liés au télétravail se base sur les critères dégagés par la jurisprudence sur la prise en charge des frais professionnels :
- tout d’abord, la mise en télétravail doit avoir occasionné un surcoût pour le salarié – excluant ainsi les frais forfaitaires du salarié, tels que la facture d’une box internet;
- ensuite, ce surcoût doit être nécessaire à la poursuite de son activité professionnelle (ex : nécessité impérative d’imprimer certains documents, achat d’un logiciel métier…).
Si ces deux critères ne sont pas réunis, nous déconseillons aux employeurs de prendre en charge ces dépenses d’autant qu’ils pourraient ne pas être considérés par l’administration comme un remboursement de frais professionnels et présentent ainsi un risque de redressement URSSAF en cas de contrôle.
Rappelons à toutes fins utiles que la prise en charge des dépenses liées au télétravail peut être faite sur la base de deux formules, sachant que la production des justificatifs est obligatoire dans les deux cas :
- Remboursement de frais professionnels sur la base de frais réels ;
- Attribution d’une indemnité « télétravail » sur une base forfaitaire.
Dr Aymeric Le Goff, Alizée Poncet, Almut Weise, Charlotte Maldacker